LA BATAILLE DE LA SÉCU

Vous pouvez entendre dans cette émission la présentation du livre de Nicolas Da Silva « La bataille de la Sécu », qui a eu lieu à la librairie « la petite Denise » le 17 mai. Cette rencontre était organisée par la TRAME, association Crée en 2017 et située à Saint-Denis (93), la Trame est un lieu d’accueil, d’orientation et de soutien dans la communauté destiné à des personnes en souffrance psychique.

« Dans « La Bataille de la Sécu », l’économiste Nicolas Da Silva retrace l’histoire du système de santé, tout en dessinant les contours d’une opposition fondamentale au sein du capitalisme français entre l’organisation autonome des travailleurs et la gestion étatique. » Mediapart, 16 novembre 2022.

« Pour Nicolas Da Silva, l’histoire du système de santé depuis la révolution de 1789 se lit comme l’histoire d’un antagonisme entre « la Sociale », autogouvernement par les intéressés, et « l’État social » », Le Monde diplomatique, décembre 2022.

Nicolas Da Silva est maître de conférences en sciences économiques à l’université Sorbonne Paris Nord.

Nicolas Da Silva déclare que l’objectif de La bataille de la Sécu est de « faire la peau à l’État social1». Cette formule lapidaire à de quoi surprendre tant le sens commun associe, en France, la protection sociale ou le développement de la production de soins à l’intervention étatique. L’enjeu du livre, clairement exposé dès l’introduction et en partie contenu dans son titre, est a contrario, d’en finir avec cette confusion courante.

Nicolas Da Silva distingue ainsi les deux logiques antagoniques qui selon lui s’affrontent dans la genèse des institutions françaises de soins depuis 1789 : celle de l’État social né des guerres totales et celle de la Sociale, née de l’industrialisation et des résistances ouvrières à l’État. Ces deux formes de la protection sociales se distinguent notamment par la question du contrôle politique et la distribution du pouvoir au sein des institutions qui y participent.

Pour l’auteur, l’État-social, loin d’être la force de progrès à laquelle il est souvent identifié, se fait le soutien acharné du capital contre l’auto-organisation des travailleurs. Les politiques de réforme de la sécurité sociale menées depuis les ordonnances Jeanneney de 1967 jusqu’au plan Juppé de 1995-1996, correspondant à une reprise en main de la sécurité sociale par l’État, en seraient la preuve.

2 La perspective historique adoptée par Nicolas Da Silva (qui se revendique ici de l’économie politique) permet de rendre compte, dans le temps long, des dynamiques institutionnelles et sociales de la production de soins en France. Cette approche a également le mérite de sortir l’étude de la sécurité sociale du présentisme qui caractérise les débats ayant trait au système de santé.

L’auteur montre ainsi que les questions de déficit, de fraude, de financement par l’État, de liberté d’installation des médecins ou de l’efficacité des mutuelles sont débattues depuis au moins 1949 et depuis 1789 pour certaines d’entre elles. De plus, le recul historique dont fait preuve l’auteur dans cet ouvrage permet de mettre en lumière le caractère non-linéaire du développement de la protection sociale. Cette dernière n’est nullement caractérisée par une amélioration résultant de réformes successives, mais apparaît bien davantage comme un processus dialectique, marqué par des phases d’accélération et de recul, dans lequel des groupes sociaux s’affrontent pour imposer une certaine forme et un certain niveau de protection.

3 Après avoir proposé, dans un premier chapitre, un bref retour sur le mode de production féodal de soins et sa disparition à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’auteur se concentre sur la mutualité. Il met en évidence la façon dont cette forme d’auto-organisation ouvrière est progressivement intégrée au mode de production capitaliste, notamment via le décret impérial de 1852. Les troisième et quatrième chapitres sont l’occasion pour Nicolas Da Silva de préciser l’origine de chacune des deux formes d’organisation de la protection sociale identifiées sur la période : la guerre totale pour l’État-social et la résistance à l’État pour la Sociale.

La Première Guerre mondiale marque en effet un tournant décisif du point de vue de l’implication de l’État dans l’économie en général et dans les questions de santé en particulier. La législation des années 1928-1930 sur les assurances sociales apparait comme une conséquence de ce changement de paradigme. La Résistance quant à elle, radicalement opposée à l’État vichyste, renoue avec les résistances ouvrières du XIXe siècle et constitue le creuset du régime général de sécurité sociale. Les cinquième et sixième chapitres sont consacrés à la reprise en main progressive de la sécurité sociale par l’État dans l’après-guerre et sa transformation sous le coup de réformes successives.

Le retour au pouvoir de De Gaulle en 1958 et l’avènement de la cinquième République constituent dans l’ouvrage des moments d’accélération de la mise au pas du régime général de sécurité sociale. D’une logique de besoins à financer via des hausses progressives de cotisations, la sécurité sociale passe progressivement à une logique de budget à ne pas dépasser. L’aboutissement de cette transformation est l’institution en 1996 des projets de lois de finance de la sécurité sociale (PLFSS), débattus et votés par l’Assemblée nationale. Le septième chapitre est consacré à la place du capital dans le système de soin français. Nicolas Da Silva montre comment la reprise en main de la sécurité sociale par l’État permet la croissance rapide du capital, à la fois dans le domaine des complémentaires santé, des cliniques privées et de l’industrie pharmaceutique.

Le dernier chapitre enfin revient sur l’épisode récent de la pandémie de Covid-19. L’auteur y chronique méticuleusement les errements des pouvoirs publics dans la gestion de la crise ainsi que l’accélération des logiques du capitalisme sanitaire que celle-ci induit. Si l’auteur n’hésite pas à prendre au sérieux l’expression de « guerre » employée par Emmanuel Macron et à la comparer à la guerre totale de 1914-1918, le parallèle nécessiterait toutefois de plus amples développements tant les situations historiques et les contextes diffèrent.

  • 2 Nicolas Da Silva, « Mutualité et capitalisme entre 1789 et 1947 : de la subversion à l’intégration  (…)
  • 3 Bruno Valat, Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967). L’Etat, l’institution et la Santé, Paris, (…)
  • 4 Michel Dreyfus, « La CGT et la Sécurité sociale (1946-1961) », dans Elyane Bressol (dir.), La CGT d (…)
  • 5 Frederick Cooper, Décolonisation et travail en Afrique. L’Afrique britannique et française, Paris, (…)
  • 6 Michel Borgetto et Michel Chauvière (dir.), La protection sociale en France et au Maghreb. Regards (…)

4 Nourri des travaux antérieurs de Nicolas Da Silva sur l’industrialisation des soins ou l’histoire des mutuelles depuis le XIXe siècle2, l’ouvrage synthétise efficacement les travaux historiques les plus importants sur l’histoire de l’hôpital, de la médicalisation du pays ou encore de la participation ouvrière aux institutions de protection sociale3.

L’influence des travaux de Bernard Friot, auteur de la préface du livre, apparaît centrale dans cet ouvrage, notamment en ce qui concerne le moment 1946 et la création du régime général de sécurité sociale. Nicolas Da Silva insiste ainsi sur le caractère profondément conflictuel de la mise en place des institutions de protection sociale françaises au sortir de la guerre, rompant avec le mythe d’un unanimisme issu du programme du Conseil national de la Résistance.

Portée L’une des (nombreuses) qualités de l’ouvrage est ainsi de faire dialoguer de façon très féconde les analyses stimulantes de Bernard Friot sur le régime général avec l’historiographie plus traditionnelle de la protection sociale. L’auteur donne ainsi une véritable épaisseur historique à la thèse d’une rupture révolutionnaire en 1946.

Toutefois, comme le précise d’emblée Nicolas Da Silva, cette rupture n’est pas totale, et le régime général est aussitôt combattu par les mutualistes, le patronat, les syndicats chrétiens (et Force ouvrière à partir de 1947), les organisations de médecins, la haute fonction publique et l’ensemble des partis de la IVe République à l’exception du PCF et d’une partie de la SFIO. Si l’auteur met en évidence la « mobilisation ouvrière pour la Sociale » (p. 130) en 1946 en s’appuyant notamment sur le témoignage du secrétaire-général de la CGT Henri Raynaud, la question des luttes concrètes au sein des 124 caisses primaires reste au second plan.

L’histoire « par le bas » des luttes en faveur du régime général de sécurité sociale attend encore son historien·ne. Celle-ci serait d’autant plus utile que cette période fait l’objet de débats vigoureux. L’historien Michel Dreyfus conteste ainsi fortement le rôle joué par les communistes dans ces caisses et dans les instances de la Fédération nationale des organismes de sécurité sociale (FNOSS). Michel Dreyfus préfère insister sur les continuités entre le personnel des assurances sociales de l’entre-deux-guerres et celui de la sécurité sociale, et met en avant le caractère opportuniste du ralliement des communistes à cette nouvelle institution4.

Enfin, si l’auteur évoque le massacre de Sétif de 1945 et les guerres coloniales françaises, la « bataille de la Sécu » qui nous est proposée reste essentiellement hexagonale. Or, comme l’a bien montré l’historien Frederick Cooper, la question des allocations familiales et des accidents du travail ne se cantonne pas à la France métropolitaine, mais s’avère centrale dans les mouvements de travailleurs africains de l’Afrique occidentale et équatoriale française (AOF et AEF)5 de la fin des années 1940 et 1950.

Ces travailleurs réclament l’égalité des droits sociaux avec leurs homologues métropolitains, et notamment les droits conquis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est d’ailleurs à la suite de ces vastes mobilisations qu’est adopté en 1952 le Code du Travail d’outre-mer qui autorise, sous conditions, la création de caisses d’allocations familiales et de réparation des accidents du travail dans l’empire. Plus largement, la question de la protection sociale et de la production de soins en contexte impérial suscite depuis quelques années un intérêt réel6. Sans pour autant nuire au récit, la prise en compte de ces dynamiques impériales aurait tout à fait pu s’inscrire dans la démonstration globale élaborée dans l’ouvrage.

  • 7 Bruno Amable, La résistible ascension du néolibéralisme. Modernisation capitaliste et crise politiq (…)

5Outre les travaux de Bernard Friot, l’autre apport théorique qui irrigue l’ouvrage de Nicolas Da Silva à partir du sixième chapitre est celui de « capitalisme politique », développé notamment par l’historien américain Gabriel Kolko. Utilisé pour rendre compte des actions d’un État au service du capital dans la seconde moitié du XXe siècle, ce concept permet à l’auteur d’expliquer comment la collusion entre les élites politiques et économiques françaises façonne le système de santé contemporain, notamment à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Toutefois on s’interroge sur la distinction qui peut exister entre ce concept et celui, plus familier, de néolibéralisme, tel que par exemple décrit par Bruno Amable7.

6 Au travers de cet ouvrage d’une grande clarté, Nicolas Da Silva construit le récit vivant des luttes qui entourent le développement du système de protection sociale français ainsi que de la lutte obstinée que mène l’État social contre toute forme d’auto-organisation par les travailleurs. Mal connue du grand public, l’histoire de la protection sociale est fréquemment associée à une succession de réformes et d’ajustements techniques difficilement intelligibles pour le profane.

Nicolas Da Silva parvient cependant parfaitement à « apprivoiser le gorille » (p. 159) de l’histoire de la sécurité sociale et à restituer le caractère hautement politique des débats qui en émaillent le fil. L’ouvrage et son auteur participent ainsi pleinement des renouveaux théoriques et scientifiques qui traversent le champ des études en sécurité sociale et du système de santé. Ce livre constitue une ressource essentielle pour toutes celles et ceux qui souhaitent à la fois comprendre et mener la « bataille de la Sécu », bataille pour une institution sans laquelle il est légitime de se demander ce que nous serions d’autre « que ce balbutiement » (p. 294).